La connexion passe mal, la vidéo se fige constamment, le débit est haché, la voix parfois inaudible. Mais Marie Stella Gakima ne quitte jamais son sourire tout en faisant preuve d’une patience infinie. Pour être à l’heure à ce rendez-vous, elle a dû quitter très tôt son domicile pour se rendre en ville, là où la connexion est un peu fiable. Mais pour Marie Stella, c’est la routine.
Comme si ces défis du quotidien n’étaient rien par rapport à tout ce qu’elle a enduré pour en arriver ici, c’est-à-dire être intégrée au Women in Rugby Leadership Programme de Capgemini. Une chance extraordinaire qui lui arrive à 37 ans alors que rien, absolument rien, ne la prédestinait à baigner dans le rugby.
Suivre ce que l’on donne
Déjà, ce sport n’était pas fait pour elle, une jeune fille du Burundi élevée en milieu rural. Importé par les étrangers à l’époque où le pays était colonisé par les Allemands, puis les Belges, le rugby est très tôt réservé aux hommes et est vu comme un sport de combat, « un jeu de barbare » encore aujourd’hui. « Mais ça a évolué », rigole Marie Stella Gakima. « On peut finir un match sans blessure ; ça donne de la confiance aux joueuses et au public. »
Fondée en 2001 et membre à part entière de World Rugby vingt ans plus tard, la Fédération burundaise de rugby a fait du chemin et a vécu une vraie révolution portée par le rugby féminin et c’est en ce sens que Marie Stella Gakima fait figure de pionnière aujourd’hui.
Parce qu’elle est une fille, Marie n’a jamais pu avoir accès aux cours de rugby. Originaire de l’intérieur des terres et orpheline de ses parents à l’âge de 5 ans, elle a été élevée par sa grand-mère selon le principe « je dois suivre ce que l'on me donne ».
Alors Marie suit, ne se pose pas de question et fait confiance à ce que la vie lui offre. Afin de poursuivre ses études, elle quitte sa province pour aller en ville à l’université. « J’avais trois choix : médecine, économie et statistiques », se souvient-elle. « Et on m’a mise en sport. »
Elle tente de faire un recours, mais celui-ci est rejeté. Marie est contrainte de « suivre » ce qu’on lui a donné. « Et puis finalement j’ai trouvé les cours intéressants », reconnaît-elle.
« Le ballon nous faisait penser à une patate douce »
Elle apprend la natation et nage pour la première fois de sa vie, découvre d’autres sports et décide de finalement rester dans cette filière qu’on lui a imposée.
C’est là qu’elle apprend pour la première fois le mot rugby, découvrir sa théorie et ses préceptes. « Ce jeu me faisait peur quand j’ai commencé en 2010 », admet-elle. Mais une chose en particulier l’attire au-delà de toute crainte : le ballon et cette forme si particulière. C’est d’ailleurs à cause de ce ballon qu’elle choisira le rugby parmi tous les autres sports qui étaient exclusivement réservés aux garçons dans le cursus académique de l’ancien système.
« On le comparait à une patate douce », rigole-t-elle. « Je voulais le toucher, je voulais le voir, le sentir entre mes mains, essayer de l’attraper. Ce ballon, c’était un mystère. »
A la fin de ses quatre ans de formation, elle intègre le ministère des Sports pour un stage où elle est repérée par un ancien professeur. En 2016, elle entre à la fédération burundaise de rugby en tant qu’adjointe de son prof, alors secrétaire général. C’est ce qui va l’amener à prendre en charge le volet rugby féminin au sein de la fédération.
Un programme stratégique qui s’adapte parfaitement
En 2022, Marie Stella Gakima postule une première fois pour le programme Women in Rugby Leadership de Capgemini suite à un appel à candidature de Rugby Afrique. Non retenue, elle ne perd pas espoir et postule à nouveau l’année suivante où son dossier est accepté.
« Le leadership féminin, c’est ce qui m’intéressait. Je voulais bénéficier de la formation pour m’aider à être leader, à apprendre, à partager de l’expérience avec les autres, à échanger », explique-t-elle.
« Avec ma coach à Capgemini, j’apprends la façon dont on peut adapter le leadership à son pays. On a pu déterminer une stratégie pour maintenir les filles dans le rugby, quelle que soit la casquette : arbitre, joueuse, formatrice, administratrice… Ça correspond parfaitement à notre situation », affirme Marie.
Aujourd’hui, le rugby est enseigné aux filles avec le nouveau système BMD. « Et on arrive à les suivre même à l’intérieur du pays où les équipes féminines sont encore encadrées par les hommes », relève-t-elle.
Même si aujourd’hui le rugby reste concentré dans les villes, le nombre de filles licenciées augmente régulièrement de 3 à 5% chaque année en moyenne. « J’aimerais que chaque année il y ait de nouvelles créations de club », anticipe-t-elle.
Faire naître des ambitions
A 37 ans et mère de trois enfants, Marie Stella Gakima est toujours la seule femme présente dans le comité exécutif de la fédération à qui elle propose ses stratégies de développement en matière de rugby féminin.
« J’ai gagné confiance en moi et je peux dire ce que je pense. On me considère comme une personne qui peut aider à la construction de la fédération, à la construction du rugby féminin », constate-t-elle.
Marie avoue avoir beaucoup appris – et apprendre encore beaucoup – grâce au réseau qui s’est mis en place avec les onze autres bénéficiaires du programme Women in Rugby Leadership de Capgemini. Faute de visa, elle n’a pu se rendre à la dernière conférence en octobre 2023 à Paris.
« Je travaille beaucoup par exemple avec la fédération du Burkina Faso qui est présidée par une femme. Nous vivons les mêmes réalités. Chez nous, aucune fédération sportive est présidée par une femme. C’est une société très patriarcale. Alors pourquoi c’est possible au Burkina ? D’autant que c’est considéré comme un sport de combat ? Comment une femme est-elle arrivée à être présidente de la fédération », s’interroge-t-elle.
Non seulement ce programme a changé la vie de Marie Stella Gakima, mais il est aussi en train, par ricochet, d’insuffler un changement important dans les mentalités du Burundi. Et Marie est présente pour en accompagner chaque étape.