Les semaines se suivent et se ressemblent étrangement. Contre l’Ecosse lors de la quatrième journée, les Françaises avaient largement dominé la première période avant de vivre un étonnant passage à vide en début de seconde mi-temps pour finalement l’emporter 39-14. Le même scénario s’est produit la semaine suivante avec le Crunch, mais cette fois les rôles se sont inversés.
Après un premier quart d’heure qui annonçait une première période serrée, les Françaises se sont fait déborder par des Anglaises plus réalistes et conquérantes. Malgré un pilonnage intense, elles ont tenu leur ligne avec courage avant de s’emparer du ballon et de remonter le terrain pour marquer. Cette toute première visite dans les 22 tricolores à la 16e minute s’est automatiquement ponctuée par un essai d’Abby Dow. D’autres ont suivi avant la pause pour mener 33-0.
La seconde période a au contraire été remportée par les Françaises qui ont non seulement réussi à marquer 33 points, mais aussi à ne prendre qu’un essai. « On a très mal commencé pour bien finir. Mais oui, il y avait bien deux visages différents », acquiesce Laura Di Muzio, commentatrice du rugby féminin sur France Télévisions.
« Pour moi, il y a eu deux matchs dans le match. Cette première mi-temps malgré un premier quart d’heure propre, réussi, des belles ambitions, des filles qui tiennent le ballon, mais pas de concrétisation. Et puis il y a eu ce passage à vide français et de l'autre côté, cette accélération anglaise qui nous ont offert vraiment une première mi-temps exceptionnelle. Et c'est vrai qu’on se demande à la mi-temps, à 33-0, comment les filles vont réussir à rebondir.
« Et elles ont su ! Franchement, elles ont su redresser la barre et ça, ça fait plaisir. Elles s'offrent une deuxième mi-temps de qualité. Autant j’ai été impressionnée en première mi-temps par la facilité avec laquelle les Anglaises ont pris le large, autant j’ai été impressionnée en deuxième mi-temps par la remontada française. »
Un peu trop de suffisance côté anglais en pensant que les Françaises ne pouvaient pas rattraper 33 points ? Un discours vibrant dans le vestiaire des Bleus pour relever la tête ? Quoiqu’il en soit, cette remontada restera dans les mémoires, même si les Françaises échouent d’un rien. « Il n’y a pas 33 points d’écart entre ces deux équipes comme on pouvait le voir à la pause, ce n’est pas vrai », martèle Laura.
DEJA UNE NOUVELLE GENERATION
Si on est très loin de la série des « défaites encourageantes » qui ont tenté de maintenir le XV de France masculin à flot pendant 8 ans et avec trois sélectionneurs successifs, cette défaite valide pourtant un premier Tournoi prometteur du nouveau duo d’entraîneur formé, depuis décembre 2022, par David Ortiz et Gaëlle Mignot.
« L'objectif de ce Tournoi, pour nous, c'est vraiment le lancement de notre projet. C'est au-delà du résultat sportif », confiait Gaëlle Mignot à World Rugby avant le premier match de l’édition 2023. Une première mission remplie.
« Au-delà du score et au-delà de cette première mi-temps où clairement on est passé à travers, de manière générale, c'est un tournoi réussi pour un nouveau groupe, pour un nouveau staff qui repartait après une Coupe du monde vraiment compliquée humainement et psychologiquement », confirme Laura Di Muzio. « Et je trouve qu’il faut vraiment le voir comme un Tournoi réussi. Même si tu regardes le résultat - on va dire qu’on est encore deuxième, qu’on a encore perdu contre les Anglaises - ce n’est pas grave, il ne faut pas s'arrêter à ça, ce n'est pas l'objectif de l'année. Ça aurait été la cerise sur le gâteau, bien sûr, mais pour moi, les enseignements sont très positifs.
« On ne part pas de zéro. Ils partent sur un cycle de deux ans et demi et l'objectif, c'est d'aller au bout jusque 2025. Le cycle est bien lancé et il y a une belle alchimie qui s'est faite entre les anciennes et petites nouvelles, le nouveau staff. »
Parmi les points positifs, il faut mentionner l’éclosion de nouvelles joueuses qui ont brillé sur la scène internationale à l’image de la demie d’ouverture Carla Arbez (5 sélections), des piliers Yllana Brosseau (10 sélections) et Elisa Riffonneau (4 sélections), des deuxièmes-lignes Manaé Feleu (9 sélections) et Maëlle Picut (4 sélections), de la troisième-ligne Charlotte Escudero (12 sélections) ou de l’ailière Melissande Llorens (10 sélections).
« C'est rassurant et c’est ce qu’il fallait faire ; c'était le Tournoi pour tester parce que ce n'est pas quand on sera en finale, je l'espère, de la Coupe du monde, qu’il faudra se demander quelles sont les nouvelles », insiste la spécialiste du rugby féminin.
« Des joueuses qui, à quelques sélections seulement, vivent un match comme celui-ci avec autant de pression, autant d'intensité et autant de spectateurs, ce n'est que du bonus, que de l'expérience engrangée pour, dans deux ans peut-être, vivre des situations similaires. Et en plus, elles se sont très bien débrouillées.
« Pour moi, la révélation de ce Tournoi est Carla Arbez qui, lorsqu’elle rentre, joue facile, libérée, elle débloque des coups, elle apporte une dimension supplémentaire au jeu et c'est de bon augure. J’ai beaucoup aimé aussi Riffonneau qui est peut-être un peu moins en vue, mais de manière générale, sur le terrain, à chaque fois qu'elle est entrée, elle a apporté du gaz.
« Yllana Brosseau aussi, qu’on avait moins vu et qui profite, malheureusement du carton et de la blessure d’Annaëlle Deshaye. Mais ça fait monter en puissance l'ensemble du groupe et c'est très positif pour préparer les deux prochaines années. »
On pourrait également rajouter la demie d’ouverture Morgane Bourgeois qui, comme Elisa Riffonneau, a été alignée alternativement avec les U20 et le XV de France féminin sur les deux Tournois menés simultanément.
« Il n’y a rien qui remplace le temps de jeu, qui remplace l'expérience à haut niveau pour s'aguerrir. Et en plus, on le voit, on n'est pas à l'abri, ni d’un carton ni d'une blessure, et tu ne peux pas te permettre de n'avoir qu'une seule joueuse par poste.
« C’est extrêmement important de former et c'est la force des Anglaises d'avoir deux ou trois filles qui peuvent tourner sur chaque poste. Il faut qu'on construise vraiment un réservoir qualitatif et c'est ce qu’annoncent Mignot et Ortiz : faire jouer une concurrence saine pour faire monter le groupe. Je trouve que c’est vraiment de très bon augure pour la prochaine Coupe du Monde. »
LES ANGLAIS ONT ALLUME LA MECHE
Alors que les Anglaises ont excellé sur le terrain, la fédération a également réussi son pari sur un plan extra-sportif : remplir Twickenham. Certes pas à guichets fermés (on compte 82 000 places au total), mais suffisamment en tout cas pour établir un nouveau record mondial pour un match de rugby féminin : 58 498 spectateurs.
« S'ils sont capables de faire ça maintenant en 2023, je te dis que ça va être exceptionnel dans deux ans », s’enflamme Laura Di Muzio qui se trouvait en tribune de presse pour la rencontre et qui a bien pris conscience de la fièvre dans et autour du stade. « Ils tirent tout le monde vers le haut. Sportivement déjà, elles ont ébloui le tournoi comme elles savent le faire. Mais ils sont aussi en train de nous donner une leçon sur le plan extra-sportif. »
Une leçon dont la France pourrait tirer parti. « Je pense que les Anglais ont mis la barre très haute et ils ont prouvé à tout le monde qu’investir dans le féminin, ça fonctionnait. Nous, on a tendance à dire qu’on ne peut pas trop investir parce que ça ne rapporte pas assez. A l’inverse, eux récoltent quand même les fruits d'un investissement depuis cinq ans, avec ce championnat qui monte en puissance et cette communication qui est très bien faite.
« Ce que les Anglais ont fait ce week-end, c’est un pas important dans la progression de notre sport. Les Néo-Zélandais l'avaient fait à l’Eden Park pour la Coupe du monde (précédent record avec plus de 42 000 spectateurs en novembre 2022, ndlr). Mais c'était la Coupe du monde. Et là, je trouve que les Anglais nous ont vraiment donné une leçon de considération de ce sport de manière générale. Ils sont rentrés dans une autre dimension dans l’extra-sportif.
« C'est la preuve que tu peux sortir des grands événements ! De penser que le rugby féminin n’intéresse que tous les quatre ans, c'est faux. Si tu considères que si tu accompagnes et si tu investis, ça fonctionne. Mais il faut allumer la mèche. Il ne faut pas croire que ça va se faire tout seul. Les Anglais ont donné une leçon à tout le monde. Ça participe aussi à la promotion et au développement par ricochet en Angleterre. Ils sont en train de très bien préparer leur Coupe du monde. »